Association Boris Mouravieff
L'association a participé à la réédition du troisième tome de Gnôsis, qui est sortie en début 2019.
L'intégralité de Gnôsis est maintenant disponible chez La
Baconnière.
Certes, l'intrigue et les personnages de ce premier roman de la jeune Françoise Sagan sont loin d'avoir
l'intensité des personnages de Roméo et Juliette. Mais, ainsi que note Boris Mouravieff en introduction :
« Un livre qui connaît un tel succès, même si l'on fait la part d'une publicité bien orchestrée, ne
peut
pas ne point refléter par certains aspects l'époque où il naît. L'étude des personnages revêt donc un
intérêt qui dépasse la personne de l'auteur, pour acquérir une valeur sociale, celle qui s'attache à la
connaissance d'un type humain assez répandu, qui s'y retrouve. »
Ce qui explique que l’on trouve, dans le Fonds Mouravieff de la Bibliothèque de Genève, un tapuscrit
consacré aux personnages de ce roman que nous reproduisons ci-dessous. (L’édition du livre auxquelles
renvoient les pages n’ayant pas été
indiquée dans le tapuscrit, nous avons établi une correspondance avec l’édition récente parue chez Pocket,
1991, Paris.)
A PROPOS DE « BONJOUR TRISTESSE »
Le titre signifie le mal dont est atteinte l'héroïne, ce « sentiment » inconnu dont « l'ennui et la douceur l'obsèdent » (p. 11), forme atténuée, « soie énervante et douce » (ibid.), « présente dès le réveil » et forme tolérable de ce « vide terrible » qu'il ne parvient pas entièrement à masquer.
On pourrait presque soutenir aussi qu'il y a unicité du personnage, le père et la fille étant « frères » avec les nuances qui seront indiquées plus loin, et Anne représentant le personnage opposé, polaire, que la médecine analytique tiendrait probablement pour l'expression compensatrice de l'inconscient cherchant à s'exprimer, pour une opération de salut qui est refusée par Cécile.
Les citations suivantes peuvent aider à situer le personnage d'Anne :
- « une volonté constante, une tranquillité de cœur qui intimidait » (degré d'être) (p. 16)
- « ne souriait que quand elle en avait envie » (non-confluence) (p. 34)
- « absence de mesquinerie, de jalousie » (absence d'émotions négatives) (p. 114)
- « ne savait admettre l'agitation extérieure » (maîtrise du centre moteur) (p. 132)
- « l'écartait de toute coquetterie autre que celle d'être belle, intelligente et tendre » (tendance à l'équilibre des centres) (p. 14)
- « être vivant et sensible… secrète » (p. 144), « gravité du sentiment qu'elle lui portait » (p. 135) (prédominance du centre émotif)
Elle peut être classée comme femme N°2 au départ, si l'on admet qu'elle n'a pas dépassé ce niveau, malgré l'allusion qu'elle fait un moment au « sixième sens » (p. 128) qui, dans d'autres œuvres pourrait être tenue pour une référence au centre magnétique.
Le caractère de « fraternité » du père et de la fille est établi par le texte même (avec les conséquences désastreuses que cela comporte pour une possibilité d'évolution) :
- « que cherchions-nous... » (p. 14)
- « pour être intérieurement tranquilles à mon père et à moi... » (p. 132)
- « il était comme moi, anormal... » (p. 135)
Cependant le père ne jouera jamais dans le film des événements le rôle d'un personnage « conscient », le certain degré de conscience étant réservé à Cécile dans la deuxième partie du « roman ». En revanche, sa nature est bien moins ambivalente, le côté négatif étant chez lui beaucoup moins accusé.
Sous ces réserves, il nous indique déjà des traits essentiels du type de Cécile :
- « toujours curieux, vite lassé » (p. 12) : multiplicité apparente
- « il dansait en mesure » (p. 46) : jeu combiné des secteurs moteur et intellectuel du centre moteur
- « il lui fallait l'agitation extérieure » (p. 132) : prédominance du centre moteur
- « à toute chose une explication physiologique qu'il déclarait rationnelle » (p. 134) : il s'agit ici plutôt, semble-t-il, du fonctionnement de la partie intellectuelle du centre moteur (bien qu'il puisse y avoir mélange avec la partie motrice du centre intellectuel), en bref d'un homme N°1, chez qui prédomine le fonctionnement de la partie positive des centres.
Passons à Cécile :
- « Pâte modelable » (p. 66) : les 987 moi dont les désirs sont essentiellement orientés vers la frivolité
- « parti-pris d'amusements et de futilités » (p. 16)
- « je renoncerais plus facilement à mes chagrins ou à mes crises mystiques qu'à mes plaisirs faciles » (p. 27)
- « race pauvre et desséchée de jouisseurs » (p. 135)
- « esclave de ses caprices » (p. 136)
Chez une pâte modelable, comme elle se décrit elle-même, on s'attend à ce que la confluence joue un rôle important :
- « je vivais comme un animal, au gré des autres, j'étais pauvre et faible » (p. 40)
- « que cherchions nous, sinon à plaire » (p. 14)
- « des idées à la mode, mais sans valeur ; je pensais ce que je disais, mais il était vrai que je l'avais entendu dire » (p. 43)
A une motricité prédominante, qui écrase même les velléités d'efforts intellectuels sérieux (p. 64) et en particulier « la liberté de penser peu », la nécessité de « l'agitation extérieure » pour « être intérieurement tranquille » (p. 132) correspond une confusion entre les sensations (issues du centre moteur) et les sentiments :
- « vous vous faites de l'amour une idée un peu simpliste : ce n'est pas une suite de sensations indépendantes les unes des autres » (lui dit Anne) (p. 40)
- « sans doute à son âge, je paierai des jeunes gens pour m'aimer » (p. 124)
- parce que « l'amour (pour : faire l'amour) est la chose la plus raisonnable » (ibid.)
Ici rationalisation, correspond un vide intérieur qui résulte de l'atrophie du centre émotif :
- « résignée devant ma carence sentimentale » (p. 40)
- « c'est une question de sensibilité… je sentais clairement que quelque chose me manquait à ce sujet là » (p. 128)
- « comme moi anormal, affectivement parlant »
Dans la mesure où il fonctionne, le centre émotif est le plus souvent négatif :
- « m'enchanta comme toutes les idées cyniques que je pouvais avoir » (p. 39) : ici centre intellectuel secteur émotif négatif
- « qu'elle aurait pu souffrir de punir ainsi » (p. 61) : réaction hostile avec considération intérieure
- « percer un être, le découvrir, et là, le toucher » (p. 85) : centre intellectuel secteur émotif négatif
- « j'éprouvais à les détruire (les objections) un plaisir aigu » (p. 91) : centre intellectuel secteur émotif négatif
- « je l'embrassai passionnément, je voulais lui faire mal » (p. 110) : centre moteur secteur émotif négatif
Ou bien les réactions motrices positives sont mêlées d'émotions négatives :
- « nous avions le soleil et la mer et le rire et l'amour - lire le geste d'amour - avec cette intensité que leur donnaient la peur et les autres remords » (p. 114) : centre moteur secteur émotif positif et centre émotif secteur intellectuel négatif.
Voir aussi à l'appui de ce négativisme :
- « prendre plaisir à se disputer avec eux » (p. 126)
- « je ne pense plus qu'à m'échapper... fuir... une rage me prend » (p. 129)
- « supporter le mépris dont Anne » (p. 137) variantes dans le « brouillage » des centres intellectuel et émotif avec prédominance tantôt de l'un, tantôt de l'autre.
Cette psychologie éclaire les réactions de Cécile devant un événement capital de son film, l'apparition d'Anne avec les conséquences que pourrait avoir le mariage de celle-ci avec son père. Cette perspective est d'abord saluée comme un événement favorable (p. 55) parce qu'il favoriserait la fuite devant la vie : « elle me guiderait, me déchargerait de ma vie » et comblerait le vide intérieur « je deviendrais accomplie » - perspective de salut sans effort (p. 56) : centre intellectuel secteur émotif positif.
Mais l'attitude ambivalente vis-à-vis d'Anne qui était déjà évidente avant ce projet de mariage (félicitée et mortifiée à la fois - p. 47) (centre émotif secteur intellectuel positif et négatif) va se confirmer tout en devenant plus consciente : « je m'en félicitais et lui en voulais à la fois » (p. 62) : centre intellectuel secteur positif et négatif
Le texte fournit l'évidence de cet éveil de la conscience :
- « la netteté de mes souvenirs à partir de ce moment m'étonne… me regarder vivre » (p. 71)
- « un autre moi surgissait » (p. 72)
- et ce curieux dédoublement : « quand je parlais avec Anne, j'étais parfaitement absorbée et je ne me voyais plus exister » : confluence, mais constatée et probablement dominée puisque : « et pourtant elle seule me mettait toujours en question, me forçait à me juger. Elle me faisait vivre des moments intenses et difficiles » (p. 128)
Mais il est possible que la phrase ne dissocie pas clairement des événements psychologiques qui étaient séparés dans le temps : confluence en présence d'Anne et introspection par la suite. Cet éveil de la conscience, en tout état de cause, ne va pas très loin, puisque l'attitude négative l'emporte :
- « je déclenchai la comédie malgré moi, par nonchalance et curiosité » (p. 92)
Le type, comme celui du père, est nettement N°1. Le centre intellectuel émet quelques lueurs, le centre émotif est nettement atrophié. De plus ces serviteurs du caprice sexuel fonctionnent surtout de manière négative et de façon à refuser la planche de salut qui s'offrait en la personne d'Anne.
Il est curieux de remarquer à son propos que le symbole du serpent ait été introduit : « tout comme un beau serpent » (p. 73) Un analyste voit là la marque de l'inconscient dans son rôle avertisseur lorsqu'un danger est présent. L'astrologie donnerait une solution concordante car la description d'Anne répond nettement au type de l'Aigle, avec son symbolisme : mort et résurrection.