Association Boris Mouravieff
Dervy Poche vient de publier un ouvrage intitulé : « Écrits sur Ouspensky, Gurdjieff et sur la Tradition ésotérique chrétienne ».
Cet ouvrage réunit pour la première fois dans un seul et même volume la totalité des écrits ésotériques de Boris Mouravieff publiés avant et après la parution des trois tomes de « Gnôsis ».
Il contient :
Vous pourrez découvrir ci-dessous le texte de la Préface.
Il est possible de se procurer l’ouvrage dans les librairies achalandées ou par l’intermédiaire de votre libraire habituel.
Par ailleurs, nous vous confirmons la publication à venir du « Cours de Genève », document qui venait à l’appui du cours que donnait Boris Mouravieff à l’Université de cette même ville de 1955 à 1961.
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Il est universellement reconnu, à tout le moins par les esprits éclairés, que la Tradition est Une. Toutefois elle a été révélée, au fil de l’Histoire, aux différents groupes humains sous une forme adaptée à la mentalité de chacun d’entre eux.
Les enseignements issus de cette Tradition Unique, adaptés à un peuple et à un temps, ont toujours comporté différents degrés, d’où les notions d’exotérisme et d’ésotérisme qui leur sont attribués selon la nature du Savoir dispensé.
La Tradition chrétienne, dont les formes répondaient aux besoins de son époque, repose sur l’enseignement donné par Jésus et, sur le plan ésotérique, trouve plus particulièrement sa source dans la gnose (du mot grec gnôsis qui signifie « connaissance ») révélée par Jésus à ses disciples.
Ouvertement diffusée à ses débuts, cette gnose fut hermétisée depuis les persécutions du IIIe siècle. Cependant elle s’est conservée dans l’Orthodoxie orientale, à l’abri de cet hermétisme.
Quel était donc le contenu de cet enseignement, destiné à ceux qui veulent approfondir l’interprétation des textes sacrés et mettre en pratique les méthodes de perfectionnement de l’être ?
Jugeant que les temps étaient venus, Boris Mouravieff (1890 — 1966) en entreprit la divulgation dans son ouvrage en trois volumes « GNÔSIS », devenu un ouvrage de référence en la matière.
Aux dires de l’auteur, « GNÔSIS est la première divulgation de l’ensemble, en abrégé, mais laissant au chercheur persévérant la possibilité d’aller en profondeur, de la Gnose communiquée par Jésus, après Sa Résurrection, à Pierre, Jean et Jacques, et qui constitue le contenu de la Tradition Chrétienne ésotérique ».
L’intérêt de cette publication et la qualité de son contenu — tant sur le fond que dans la forme — furent reconnus dès la parution du premier tome qui se vit décerner le prix de littérature ésotérique Emile-Victor Michelet. Depuis lors le rayonnement de l’ouvrage, qui a été traduit successivement en grec, anglais, espagnol, arabe, russe, n’a cessé de croître à travers le monde.
Cependant les écrits de Boris Mouravieff dans le domaine ésotérique ne se limitent pas à « GNÔSIS ».
Tant avant qu’après la parution du livre, il eut l’occasion, dans divers articles, bulletins ou enseignements écrits, d’apporter de précieux éclairages sur différents aspects de la Doctrine chrétienne ésotérique, ou en relation avec cette Doctrine.
Ce sont ces textes, échelonnés dans le temps, qui sont repris ici, réunis pour la première fois dans un même volume.
Parmi ceux-ci figure un article sur P. D. Ouspensky qui, dans les « Fragments d’un enseignement inconnu », divulgua également, mais incomplètement, les contenus de cette même Tradition qu’il avait reçus de G.I. Gurdjieff. On verra que Boris Mouravieff, qui a bien connu Ouspensky, s’emploie, dans cet article, à resituer l’enseignement apporté en Occident par Gurdjieff et Ouspensky dans le cadre de la Tradition ésotérique chrétienne.
Eléments biographiques
Boris Mouravieff est né à Cronstadt (Russie) en 1890. Son père, le comte Piotr Petrovitch Mouravieff, Amiral de la Flotte, est le dernier Secrétaire d’État à la Marine de guerre impériale et son fils, Boris, était, de toute évidence, destiné à une prometteuse carrière militaire ou politique.
Brillant élève de l’Ecole Supérieure de la Marine impériale russe, il en sort en 1910 dans les premiers rangs. À l’abdication du tsar en mars 1917, il est promu, à l’âge de 27 ans, capitaine de frégate avant d’être nommé chef de cabinet naval du ministre Alexandre Kerensky dans le premier gouvernement provisoire, dirigé par le prince Lvov. Il est ensuite nommé chef d’état-major adjoint de la flotte de la mer Noire par Kerensky, devenu à son tour chef du gouvernement russe jusqu’à son renversement par les Bolcheviques.
Boris Mouravieff quitte les armes au lendemain de la paix de Brest-Litovsk, en 1918. Il séjourne d’abord en Crimée jusqu’en 1920 pour se consacrer à des travaux archéologiques ainsi qu’à des recherches historiques et ésotériques.
En 1920-21, il gagne Constantinople où il assiste à des conférences publiques données par Piotr Demianovich Ouspensky. C’est là que ce dernier le met en rapport avec Georges Ivanovitch Gurdjieff avec lequel il aura par la suite plusieurs contacts en France, au Prieuré à Fontainebleau ainsi qu’à Paris.
De 1921 à 1923 Boris Mouravieff entreprend des recherches à Constantinople et en Bulgarie « dans le domaine de l’histoire ancienne (question d’Orient), d’archéologie ainsi que dans les traditions de l’Orthodoxie orientale ».
Il s’installe en France en 1924 où il travaillera comme ingénieur-conseil pour des firmes pétrolières à Paris et à Bordeaux.
En 1944, il est contraint de quitter la France pour la Suisse, dans des conditions périlleuses, afin d’échapper à la pression des autorités allemandes qui cherchaient à obtenir sa collaboration. Il résidera ensuite dans ce pays jusqu’à sa mort.
Il a 55 ans lorsqu’il entreprend un cursus universitaire à l’Institut des Hautes Études Internationales à Genève. En 1951, il obtient le diplôme de cet Institut pour son ouvrage « L’Alliance Russo-Turque au milieu des guerres napoléoniennes ».
En 1955, Boris Mouravieff devient privat-docent à l’Université de Genève, en présentant une leçon, à titre d’épreuve, sur « La politique de Pierre le Grand dans la question d’Orient ».
Cette formation universitaire couronne un tempérament d’historien qui s’était déjà concrétisé par la parution de plusieurs ouvrages dont « L’histoire de la Russie mal connue » ainsi que « Le testament de Pierre le Grand ».
Les brusques changements dans sa destinée ont-ils joué un rôle dans l’intérêt de Boris Mouravieff pour le domaine de l’ésotérisme, l’amenant à étudier le sens profond du message évangélique, un sens généralement ignoré du grand public ?
Il y avait des antécédents dans sa famille. Son grand’oncle, André Mouravieff avait déjà, en son temps, entrepris de longs et pénibles voyages à la quête de manuscrits anciens touchant aux fondements de la Tradition chrétienne. Ce grand’oncle avait également fondé le skite (ermitage) Saint André au sein d’un des grands monastères russes du Mont-Athos.
Boris Mouravieff le rappelle dans une correspondance où il ne manque pas de confirmer que, lui aussi, s’est intéressé personnellement très jeune à cette Tradition :
« Personnellement, je m’occupe de la Tradition en question depuis ma jeunesse , j’en étais favorisé aussi par certaines indications dues à la tradition de ma famille, issue d’André Mouravieff (mort en 1874), Chambellan à la Cour impériale, membre du Saint-Synode, fondateur du monastère de Saint-André au Mont-Athos. C’était un grand voyageur. Il parcourut l’Egypte, l’Asie Antérieure, l’Arménie, la Transcaucasienne, le Kurdistan et poussa jusqu’à la Perse, et au delà, les recherches des détails de cette Tradition sublime et des manuscrits des premiers siècles de notre ère. »
Nous ne possédons pas d’informations sur le parcours initiatique de Boris Mouravieff lui-même. Nous nous contenterons donc de citer ce qu’il écrit au tout début de « GNÔSIS » : « L’étude que nous présentons ici (il s’agit de « GNÔSIS ») a puisé directement aux sources de la Tradition chrétienne orientale : les textes sacrés, les commentaires dont ils ont fait l’objet, notamment dans cette somme que représente la Philocalie, enfin l’enseignement et la discipline tels que les ont transmis les personnes régulièrement investies ».
L’enseignement à l’Université de Genève et le problème de la transmission
En 1955 Boris Mouravieff a l’opportunité de dispenser deux cours à l’Université de Genève, en qualité de privat-docent, l’un sur «l’Histoire politique et diplomatique de la Russie d’avant 1917 » et l’autre intitulé « Introduction à la Philosophie ésotérique d’après la tradition ésotérique de l’Orthodoxie orientale ».
C’était une situation tout à fait inédite qu’il est même difficile d’imaginer aujourd’hui. Les portes de l’Université s’ouvraient pour un enseignement en clair de l’ésotérisme de la Tradition chrétienne.
Cette Tradition, ainsi que nous l’avons déjà mentionné, était restée jusqu’à présent, pour sa plus grande part, protégée par la règle de l’hermétisme, même si on en avait une trace, au moins partielle, dans les écrits des Pères de l’Eglise, en particulier dans la Philocalie.
En dehors de ces traces écrites, l’enseignement ésotérique, le plus souvent transmis oralement, était dispensé dans le secret, pour un nombre restreint de disciples, généralement des moines.
À l’Université de Genève, cet enseignement était divulgué ouvertement, à l’intention de personnes vivant « dans le siècle », et cela dans un langage et une présentation adaptés à l’esprit de l’homme cultivé contemporain.
Boris Mouravieff avait plus de 60 ans lorsqu’il commença à faire entendre la voix de la Tradition ésotérique de l’Orthodoxie orientale à l’Université de Genève et lorsque furent publiés ses premiers articles.
Nous savons, par un témoin de l’époque, que vingt ans auparavant, à Bordeaux, où un petit groupe se réunissait autour de lui, Boris Mouravieff était déjà détenteur d’une connaissance approfondie des contenus de cette Tradition.
Qu’est ce qui le retenait alors de transmettre plus largement cette Doctrine dont il possédait les arcanes ?
Choix délibéré ? Se jugeait-il insuffisamment prêt pour une telle mission ? Ou jugeait-il alors que cela ne pouvait se faire que dans le cadre de groupes restreints, comme il le faisait à l’Université et comme cela se pratique dans les monastères ? Nous ne disposons d’aucun élément permettant d’apporter une réponse à ces questions.
Dans une correspondance de 1956 il écrit : « Le moment est venu pour que cette connaissance sorte des cellules monastiques pour être enseignée dans les Universités ».
Voici qui donne peut-être la clé de l’« activisme » qu’il a manifesté — et avec quelle énergie ! — au soir de sa vie : les temps sont venus, et en raison de ces temps attendus, temps proches, il devient hors de question de conserver sous le boisseau ce qui, justement, est destiné à favoriser le franchissement d’une étape décisive dans l’histoire de l’Humanité.
Les premiers articles
Dès 1954, Boris Mouravieff fait paraître un article dans la Revue Suisse d’Histoire, intitulé « L’Histoire a-t-elle un sens ? ». L’auteur y rappelle les limites des études scientifiques relatives à l’histoire de l’humanité : « En dehors des révélations d’ordre ésotérique, que connaissons-nous positivement de l’histoire de l’humanité ? Presque rien ». À ce premier constat s’ajoute le fait que, même dans le cadre restreint du passé accessible aux historiens « ce que nous connaissons est tellement déformé que l’on se demande si l’histoire peut prétendre à une telle place parmi les sciences ? »
Cette mise en cause ne se termine toutefois pas par une conclusion désabusée mais au contraire débouche sur des propositions en vue de permettre aux historiens « d’apprécier le présent dans son rapport organique avec le passé pour établir ensuite, scientifiquement, les tendances de l’avenir ».
Pour accréditer cet objectif particulièrement ambitieux, Mouravieff s’appuie sur les travaux d’un précurseur, l’historien russe Danilevsky, travaux qu’il enrichit de données empruntées à la science ésotérique, en commençant par le rappel du principe bien connu de l’unité dans la diversité déjà entrevu par Danilevsky.
Le lecteur averti trouvera dans ce texte de nombreuses autres allusions à la science ésotérique, par exemple la différence si éclairante entre culture et civilisation, entre savoir et comprendre, entre mécanisme et organisme ou encore la prise en compte du déroulement cyclique de toute vie organique.
Ce premier article contient plus que l’exposé et le prolongement des travaux de Danilevsky, il porte en germe certaines des idées-maîtresses qui guideront l’œuvre et l’action de Mouravieff au cours des douze années à venir. Nous les formulerons ainsi :
- légitimité de la science ésotérique dont les apports peuvent enrichir tous les domaines de la science positive (dans le cas présent, le domaine de l’Histoire),
- nécessité pour la science positive comme pour la science ésotérique de répondre utilement aux besoins spécifiques de l’époque, notamment en donnant des moyens d’action sur le futur, pour éviter en particulier les catastrophes,
- nécessité pour les chercheurs, comme pour les hommes d’État, de dépasser les frontières mentales habituelles et de se familiariser avec les lois naturelles organiques.
Certes, seule une lecture attentive du texte permet de dégager ces lignes directrices. Le public auquel s’adressait cet article aurait sans doute été heurté par des allusions trop visibles et insistantes aux apports de la science ésotérique, bien que ce dernier mot soit employé dès les premières lignes. Mais il est clair que l’auteur, tout en respectant le style académique adapté à une revue d’Histoire, a su introduire dans ce texte les graines d’une réflexion dépassant les modes de pensée habituels de la science positive.
En 1956, Boris Mouravieff, qui a déjà commencé de donner ses Cours à l’Université, assiste à une conférence donnée par Maurice Lambillotte, directeur de la revue « Synthèses ». Les deux hommes ont l’occasion de faire connaissance, d’échanger ensemble, et se découvrent une communauté de pensée. Boris Mouravieff écrira à son interlocuteur : « Combien grande est la joie — et la satisfaction — lorsqu’on rencontre un esprit qui, partant d’autres points de départ, parvient au même point d’arrivée ! Vous m’avez fait éprouver cette joie ».
Une joie partagée puisque Maurice Lambilliotte décide de publier, de 1956 à 1961, dans la revue « Synthèses » l’ensemble des articles que lui propose Boris Mouravieff.
À l’époque où Boris Mouravieff le rencontre, Maurice Lambilliotte a déjà derrière lui une brillante carrière de haut fonctionnaire en Belgique. Homme d’action et de réflexion, c’est en 1946, à Bruxelles, qu’il fonde « Synthèses », une « Revue Mensuelle Internationale ». Les esprits les plus éminents et les plus divers, de toute tendance philosophique et politique, d’Est et d’Ouest, d’Orient et d’Afrique, y collaborent. Citons, parmi de nombreux autres : Romain Rolland, Fernand Braudel, Arnold Toynbee, Denis de Rougemont, Karlfried Graf Dürckheim, Paul Diel, Nicolas Berdiaeff, R.A. Schwaller de Lubicz, Sri Aurobindo…
Boris Mouravieff adresse deux articles à Maurice Lambilliotte : l’un pour lecture, « L’Histoire a-t-elle un sens ? » que nous venons de citer, et l’autre pour parution : « Le Problème de l’homme nouveau ».
Ce dernier article était initialement destiné à la revue « Présence », de Genève. L’auteur écrit à Maurice Lambillotte : « Je crains qu’ils n’aient pas assez de courage pour le faire paraître ». M. Lambillotte aura ce « courage » et l’article paraîtra fin 1956.
Ce texte — cela apparaît de plus en plus clairement à une lecture contemporaine — est destiné à provoquer un réveil en le fondant sur les postulats de la Tradition ésotérique. Celle-ci est nommément désignée, les références à l’Evangile sont multiples, voire exclusives.
Faisant référence, entre autres, à la deuxième Epître de Pierre, Boris Mouravieff devient plus précis sur la catastrophe qui menace l’humanité et sur la nécessaire apparition d’hommes nouveaux (l’expression est de St Paul : Eph. 4, 24 — Col. 3, 10).
L’analogie faite avec le changement d’élites survenu lors du passage du Moyen-Age à la Renaissance invite le lecteur à se familiariser avec la perspective d’un changement radical de type humain, si ce n’est encore dans les faits, du moins en tant que possibilité. La leçon de l’Histoire vient, dans son domaine, ajouter du crédit aux perspectives ouvertes par saint Paul.
En février 1957 « Synthèses » fait paraître un article intitulé « Liberté, Egalité, Fraternité ».
Abordant la célèbre devise sous l’angle ésotérique, Boris Mouravieff, loin de la contester, ne la voit cependant pas applicable sans en renverser les termes, la Fraternité passant au premier chef.
Il rejoint l’analyse d’un autre maître, Sri Aurobindo, qui avait écrit : « Sans l’esprit et la pratique de la fraternité, ni la liberté ni l’égalité ne peuvent être maintenues au-delà d’une brève période ».
De même que Sri Aurobindo, Boris Mouravieff perçoit le principe divin à l’œuvre au sein des collectivités comme chez les individus. Après avoir transformé les États féodaux en États nationaux ce principe divin de Fraternité continue de travailler les esprits contemporains en agissant désormais sur la conscience de l’élite à l’échelle internationale.
Fidèle à son souci de concrétisation, Mouravieff, tirant la leçon des expériences du passé, énonce pour le futur les principes susceptibles d’assurer une organisation mondiale équilibrée.
Il les matérialise en évoquant certaines des propositions qu’il avait déjà eu l’occasion d’exposer et de commenter de manière plus détaillée dans une plaquette intitulée : « Le problème de l’autorité super-étatique », parue en 1950.
En mai 1958, la revue « Synthèses » publie un article intitulé « Le substantiel et l’essentiel » dont le sous-titre « Quelques aspects de la Tradition ésotérique de l’Orthodoxie orientale (Postulats et commentaires)» parle de lui-même.
Présenter des points essentiels de cette Tradition dans un cadre aussi restreint — une vingtaine de pages — est une gageure qui donne à cet article un poids tout particulier. Ne s’agissant que de quelques aspects, son intérêt réside autant dans la sélection opérée par l’auteur que dans les contenus. C’est pourquoi ce texte — où l’on trouvera une formulation simple, succincte, claire des aspects de cette Tradition retenus par l’auteur — se trouve être enrichissant tant pour celui qui cherche à se documenter ou à s’engager sur cette Voie que pour celui qui en possède déjà les rudiments.
L’Histoire y reste présente, abordée sous son aspect le plus large et sous l’angle exclusivement ésotérique : l’humanité, après avoir parcouru le Cycle du Père et le Cycle du Fils en voie d’achèvement, se voit conviée à entrer dans l’Ere du Saint-Esprit. On comprend dès lors la pressante actualité du « problème de l’Homme Nouveau » dont la bonne résolution représente un enjeu majeur de notre époque.
Un autre thème important, rarement traité, est abordé dans ce texte. Il s’agit des êtres polaires, termes qui font écho au mythe de l’androgyne de Platon. Ce thème occupe une place toute particulière dans la tradition chrétienne, par exemple avec la pratique de l’amour courtois en honneur chez les troubadours et les trouvères, et on n’oubliera pas non plus les paroles de saint Paul : « Dans le Seigneur, la femme n’est point sans l’homme, ni l’homme sans la femme » (I cor. 11, 11).
Ce thème essentiel sera largement développé par la suite dans « GNÔSIS ».
En 1956, paraît dans la revue Rencontre Orient-Occident un article intitulé « Du “pain quotidien” » qui permet à Mouravieff d’illustrer la différenciation, voire l’opposition, entre l’essentiel et le substantiel. Le lecteur découvrira — d’aucuns à leur grande surprise — que la formule « notre pain quotidien » n’est pas fidèle à la rédaction d’origine. Bien plus elle creuse un fossé culturel réel avec l’Orient qui a conservé les termes originels, à savoir « notre pain supersubstantiel ».
Cet article est par la qualité de l’analyse, la concision et la précision du style, particulièrement révélateur du niveau d’être et de la hauteur d’esprit de l’auteur.
Boris Mouravieff n’ignorait pas que la transmission des enseignements ésotériques relève traditionnellement de l’enseignement oral, ainsi qu’il pratiquait à l’Université de Genève. À quels impératifs a-t-il obéi en optant pour la forme écrite ? Répondre aux besoins de l’époque en cherchant à élargir son audience ? Espérer, en accédant au plus grand nombre, toucher celles et ceux qui aspirent à sortir de l’ignorance, qui pressentent que les Ecritures sont, en dépit de leur ancienneté, d’une brûlante actualité ?
Il avait un moment songé à adopter une forme romancée pour transmettre la Connaissance dont il était dépositaire. Il eut l’occasion de s’en ouvrir à Louis Pauwels, alors directeur de la revue « Planète » :
« Je viens d’achever le manuscrit d’une histoire vraiment fantastique quoique bien ancrée dans le réel ! ».
Ce dernier était l’auteur d’un ouvrage remarqué sur G.I. Gurdjieff paru en 1954. Ce livre faisait suite à celui de P.D. Ouspensky paru en 1950 qui, sous le titre de « Fragments d’un enseignement inconnu » était un témoignage des enseignements reçus de Gurdjieff. Ces ensei-gnements, tels qu’ils étaient exposés, présentaient le risque d’attirer un public plus soucieux de se frotter au merveilleux que d’exercer « le discernement et le sain jugement du bon sens, requis ici encore davantage que dans les études scientifiques positives ».
Mouravieff connaissait bien Ouspensky dont il était l’ami (« autrefois j’étais intime avec Ouspensky… »). Sans être un disciple de Gurdjieff, il avait aussi rencontré celui-ci en 1920-21 à Constantinople où il avait pris connaissance du Système dont ce dernier était alors le porte-parole. D’autres rencontres eurent lieu par la suite à Paris et à Fontainebleau.
En 1957, la revue « Synthèses » publie, sous la signature de Boris Mouravieff, un article intitulé « Ouspensky, Gurdjieff et les Fragments d’un enseignement inconnu ».
Dans cet article, B. Mouravieff apporte un témoignage de première main sur Ouspensky et sur Gurdjieff.
L’appréciation qu’il porte sur l’un et sur l’autre ainsi que sur les liens qui les unissaient est riche d’enseignements. Si elle a été jugée trop subjective par certains, on remarquera qu’elle est toujours reliée à des faits, laissant ainsi au lecteur les moyens de faire sa propre opinion.
Mais surtout l’auteur remet en cause l’originalité supposée du message de Gurdjieff. Il rappelle que ce n’était pas un enseignement inconnu. Pour Mouravieff, il est évident que cet enseignement, connu depuis la plus haute Antiquité, avait suivi un « long chemin historique — par des centres laïcs et religieux de l’Egypte, de la Grèce antique et de l’Asie Antérieure, pour se réfugier ensuite au sein de l’Orthodoxie orientale sur le sol de la Russie — dernière survivante du monde antique disparu ».
Et Mouravieff conclut ainsi : « Le message ne se présentait plus, pour moi, comme un monceau de « fragments », ni comme un «enseignement inconnu ». Placé dans son cadre historique et sur le sol qui lui est propre, il perdit son caractère sensationnel et son goût « exotique » — pour apparaître comme un fond de symboles, de paraboles et de diverses allusions répandues partout et connues de tous. Et, d’autre part, comme base des anciennes croyances des Slaves et des Scythes qui se retrouvent dans les traditions de l’Orthodoxie byzantino-russe.
J’ai pu établir également que, dans le haut moyen-âge, les « fragments » avaient été connus aussi en Occident, hérités probablement, comme en Orient, des enseignements ésotériques du monde antique à travers le christianisme primitif ».
Ce qui intéresse en premier lieu Boris Mouravieff, ce sont les éléments de la Tradition ésotérique chrétienne contenus dans l’enseignement de Gurdjieff.
Il reconnaît que « leur valeur est incontestable » tout en relevant « de grossières erreurs » notamment dans un schéma reproduit dans l’ouvrage d’Ouspensky. Tant à l’intention de ses étudiants de Genève que des lecteurs de « Synthèses » il apporte, avec ses commentaires détaillés, les rectifications qui lui paraissent nécessaires.
De nombreux thèmes en relation avec l’ésotérisme sont abordés dans cet article consacré aussi bien au message qu’aux messagers. Ils ouvriront, à n’en pas douter, de nouveaux champs de réflexion chez le lecteur intéressé.
En ce qui concerne les anciennes croyances des Slaves et des Scythes mentionnées ci-dessus, Mouravieff leur consacrera un article intitulé « Des croyances slaves pré-chrétiennes », qui paraîtra en 1959 dans la revue « Synthèses ».
Dans cet article l’auteur revient en détail, sur le « rapprochement entre la théogonie vieux-slave et certains aspects des traditions ésotériques dont les fragments se retrouvent çà et là dans l’Orthodoxie orientale ».
On perçoit le dessein de Mouravieff dans cet article très érudit : introduire le Système des cosmos, déjà abordé par Ouspensky dans « Fragments » et largement développé dans les trois volumes de « GNÔSIS ». Il s’appuie, pour cette présentation, sur les traces mises à jour de la cosmogonie des anciens slaves, témoignant par leur présence de l’ancienneté de cette Tradition et de la continuité de sa transmission.
Boris Mouravieff était particulièrement sensible au danger d’une divulgation fragmentaire de la Tradition. Dans quelle mesure la publication de « Fragments d’un enseignement inconnu » a-t-elle contribué, entre autres facteurs, à son engagement dans l’enseignement de cette Tradition donné à l’Université de Genève, ainsi qu’à sa décision de la transcrire par écrit ?
Toujours est-il que la parution du premier tome de « GNÔSIS » amorçait la divulgation, non plus fragmentaire mais complète de la Tradition ésotérique de l’Orthodoxie orientale.
L’ensemble représente plus de 800 pages, jugées incompressibles par l’auteur car « bien que complet, ce n’est qu’un résumé », précise-t-il à un éditeur new-yorkais désireux d’en publier une version réduite.
En réalité le lecteur de « GNÔSIS », contrairement à ce qu’imaginait cet éditeur américain, n’aspire nullement à ce qui serait un «résumé de résumé » mais bien au contraire, à défaut d’enseignement oral, à tous compléments écrits capables d’enrichir son savoir et sa compréhension.
C’est d’ailleurs un rôle que remplissent les divers textes repris dans ce volume. En venant compléter, sur le fond comme dans la forme, les données contenues dans « GNÔSIS », ils proposent au lecteur un matériel lui permettant d’augmenter ses connaissances, nourrir utilement ses réflexions et approfondir ses compréhensions.
Parallèlement, Boris Mouravieff créait en 1961 à Genève le Centre d’Études Chrétiennes Ésotériques (C.E.C.E.) qu’il présidera et animera jusqu’à sa mort.
À la suite de la publication du tome I de « GNÔSIS », Boris Mouravieff reçut, au travers du C.E.C.E., une volumineuse correspondance. Aussi encouragea-t-il, à chaque fois que le nombre le permettait, la constitution de groupes d’études dans le but d’approfondir en commun la doctrine exposée dans « GNÔSIS ». C’est ainsi que des Groupes virent le jour à Genève, Paris, Lille, Bruxelles, Le Caire, au Congo etc. dont Boris Mouravieff assura le suivi.
En 1961, il prend congé de l’Université de Genève pour se consacrer totalement aux activités du Centre — en particulier à la correspondance avec les Groupes ainsi qu’avec un nombre croissant de membres isolés — et à la rédaction des deux derniers volumes de la trilogie des « GNÔSIS ». Le tome II paraît en 1962, le tome III en 1965.
Cette intense activité d’écriture, due à la large ouverture au monde qu’il avait souhaitée, était aussi le fruit de l’accueil particulièrement favorable fait à ces ouvrages. L’auteur lui-même s’en étonnait quelque peu et s’en félicitait : « La diffusion de « Gnôsis » a largement dépassé les prévisions. L’élite auprès de laquelle cet ouvrage a trouvé un écho s’est donc avéré assez large ».
Outre les correspondances individualisées, le C.E.C.E. maintenait un contact avec l’ensemble de ses membres au moyen de Bulletins d’information.
Ces Bulletins — cinq au total — dépassent largement, pour certains d’entre eux, le cadre de l’information. Ils n’avaient jamais fait l’objet d’une diffusion grand public jusqu’à présent. Ont été retenus, pour figurer dans le présent volume, ceux ou les parties de ceux qui offrent une nourriture pour la faim de savoir et de comprendre des chercheurs.
Destinés initialement à des membres du C.E.C.E., on ne s’étonnera pas que B. Mouravieff utilise dans ces Bulletins un langage familier à tout lecteur de « GNÔSIS ». Certains des termes employés ont un sens précis pour celui qui a commencé à étudier la Doctrine dans cet ouvrage mais cela ne peut en aucun cas, nous semble-t-il, arrêter celui qui la découvre. Si le besoin s’en fait sentir, le recours à « GNÔSIS » lui serait toujours possible.
Durant les cinq dernières années de sa vie, de 1961, date de création du C.E.C.E. jusqu’au 28 septembre 1966, date de sa mort, Boris Mouravieff déploie une activité vertigineuse. Il suffit de parcourir les dossiers constituant le Fonds Mouravieff déposé à la Bibliothèque de Genève (BGE) pour être saisi par le volume de travail et d’énergie déployés durant les toutes dernières années de sa vie.
Mouravieff est conscient — et il n’est pas le seul ! — des dangers qui guettent l’humanité tout entière si ses élites n’opèrent pas la mutation attendue à l’approche de l’Ere du Saint-Esprit. Il cherche — et avec quelle ardeur ! — à apporter sa pierre à l’avènement de ce prochain Cycle, non seulement sur un plan théorique mais aussi sur un plan pratique.
Il conçoit un vaste projet dans une perspective d’éclaircissement, d’approfondissement et d’application pratique de la Doctrine : rédiger un Art de Vaincre, en complément de « GNÔSIS », à l’intention de tous ses « étudiants » répartis en de si nombreux endroits du Globe. À l’exemple de Clément d’Alexandrie, il entreprend de rédiger des Stromates, sous-titrés Recueil de notes sur l’ensei-gnement chrétien ésotérique. Seuls trois d’entre eux seront écrits.
Il suffira d’en prendre connaissance pour mesurer toute leur importance et leur richesse de même que le regret que nous ne pouvons manquer d’éprouver en pensant à ce dont nous sommes privés du fait qu’il n’a pas été accordé à Boris Mouravieff la possibilité de mener ce dernier et grandiose projet jusqu’à son terme.
Le Centre d’Études Chrétiennes Ésotériques, créé à Genève en 1961 par Boris Mouravieff alors que celui-ci avait 71 ans, cesse son activité à la suite du décès de son fondateur cinq ans plus tard.
Cependant, l’œuvre écrite laissée par ce dernier continue de rencontrer, plus de quarante ans après, l’intérêt d’un nombre croissant de chercheurs, heureux d’y retrouver les fondements originels de la tradition chrétienne dans laquelle baigne leur culture.
Il est évident que l’enjeu qui avait motivé la débordante activité de Mouravieff à la fin de sa vie reste aujourd’hui, plus que jamais, d’actualité. Il s’agit de contribuer à la formation d’ « hommes nouveaux » capables, selon l’expression de Saint-Paul de « renouveler l’esprit de leur intelligence » (Eph. 4, 23).
À de nombreux indices, qui vont en se multipliant, chacun peut ressentir que le « vieil homme », et les conceptions qui le guident, devient inadapté pour résoudre en profondeur les problèmes auxquels notre Humanité et notre Terre sont ou vont être confrontés.
La perspective énoncée par saint Paul doit donc être examinée avec sérieux.
C’est bien dans cet esprit qu’ont été rédigés l’ensemble des articles, bulletins, stromates regroupés dans ce volume qui, par leur variété même, offrent plusieurs « portes d’entrée » pour effectuer un tel examen.
Le lecteur en recherche, qu’il connaisse déjà l’œuvre de Boris Mouravieff ou qu’il la découvre, saura y trouver une nourriture conforme à ses besoins et aux besoins de notre Temps.