Association Boris Mouravieff
Nous sommes heureux d’annoncer la parution prochaine de deux livres (d’ici la fin de l’année) :
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Nous signalons qu’une conférence a été donnée par Jean Poyard le 22 mai 2007 à Paris intitulée : « Gnôsis, Message et enseignement d’après la Tradition ésotérique chrétienne ».
Cette conférence a été mise sur pied à la demande du Docteur Jacques Donnars dans le cadre de l’Association« Le Corps à vivre ». Trois aspects principaux ont été développés dans le cadre de cette conférence :
Cette conférence vient d’être éditée à l’initiative de l’Association “Le Corps à vivre” (Janvier 2008, Bulletin N°241).
Un certain nombre d’exemplaires ont été amicalement mis à la disposition de l’Association Boris Mouravieff. Les personnes qui souhaitent se procurer le texte de cette conférence peuvent en faire la demande à notre Association, soit par La Poste, soit en nous envoyant un mail en ce sens à l’adresse suivante :
association@association-boris-mouravieff.com
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Nous reproduisons ici le témoignage de Daniel Anet (1910-1994) qui fut bibliothécaire et surveillant de la salle de lecture de la Bibliothèque publique et universitaire (BPU) de Genève, aujourd’hui dénommée la BGE. Une bibliothèque que Boris Mouravieff fréquenta assidûment , une profonde amitié lia étroitement les deux hommes. Ces lignes sont extraites du livre de Daniel Anet intitulé « Vivre avec des livres : souvenirs d’un bibliothécaire », édité à Genève en 1987 chez l’éditeur Slatkine et qui fut couronné du Prix littéraire de la Société Genevoise des Ecrivains. Dans ce livre, il explique sa conception du métier de bibliothécaire : « Je ne trouvais pas mieux que d’être fraternel plutôt que fonctionnaire, et de voir d’abord un ami dans tout survenant. Le respect des usages devenait alors l’effet de l’amitié. Le chemin des livres fut un chemin des êtres. »
Précisons que Daniel Anet est également écrivain. Il est l’auteur, notamment, d’un livre intitulé « Histoire d’un homme », consacré au saint patron suisse Nicolas de Flue (1417-1487), mystique et diplomate. Il a aussi écrit un essai sur « Antoine de Saint-Exupéry, Poète, romancier et moraliste », de même qu’un essai sur le fondateur du Service civil international : « Pierre Ceresole (1879-1945) : la passion de la paix », édité à À La Baconnière en 1969. Ces quelques lignes sur Daniel Anet nous paraissent importantes, car elles permettent de mieux apprécier encore le témoignage qu’il livre sur Boris Mouravieff.
C’est après avoir évoqué dans son livre le bref passage à la bibliothèque de Genève du philosophe chrétien Nicolas Berdiaeff que Daniel Anet se souvient de l’auteur de Gnôsis :
« Un peu plus tard vint Boris Mouravieff qui fut très vite un ami inoubliable, un maître en discipline de vie, en rigueur de pensée, en impartialité sereine dans les jugements. Il les avait eu des ancêtres célèbres à divers titres dans les annales de Russie, un père amiral qui possédait une île dans la Baltique — et les garçons, dès l’âge de sept ans, n’avaient eu permission de quitter la maison pour la terre ferme et d’y revenir qu’en barque à voile.
Il avait été capitaine de vaisseau sur toutes les mers, gouverneur d’une île grecque — Crète, je crois. Dans une quête mystique achevée plus tard en exil à Genève, où il écrivit les trois gros volumes de sa « Gnôsis » dans lesquels il recueillit la tradition ésotérique de l’orthodoxie orientale, il avait tout quitté pour se faire derviche en Asie-Mineure.Il parlait peu de cette expérience. Elle aurait pu n’avoir pas de fin, sinon celle de la vie. Les raisons de l’entreprendre, il ne les disait pas. Non plus que ses résultats. Sans doute, lui devait-il une orthodoxie comme passée au feu à l’égard des rites et des rituels, par l’accession à la haute altitude spirituelle où l’esprit souffle. Il y avait en lui quelque chose de glaciaire, une alpe intérieure : il savait sourire, et il savait rire , il causait agréablement et volontiers, se plaisait aux coteaux modérés de la vie, se faisait un soleil de la beauté d’une femme ou d’une fleur, d’un vin choisi, d’une vodka au cumin qu’il préparait lui-même. Il pratiquait l’amitié comme une grâce. Il ne la donnait pas vite, mais définitivement.
Un jour, il avait repris son métier de marin, le commandement d’un croiseur. Il aimait à raconter quelques-unes de ses aventures de mer, comme le passage en pleine nuit, tous feux éteints par ordre, entre la Corse et la Sardaigne , ou les escales à Crète, les errances dans les ruines de Cnossos au pas d’un petit cheval. Je crois bien que notre premier point de rencontre fut que nous n’aimions pas les ruines, si grandioses fussent-elles et que nous ne trouvions à les contempler que la mélancolie de créations imaginaires restituant aux temples et aux portiques leur intégrité.
Une autre ruine le chassa, celle de l’Empire que toute sa famille avait fidèlement servi pour servir la Russie, cette terre russe que nul homme russe, disait-il, ne peut oublier ou trahir pas plus qu’il n’oublie ou renie sa mère.C’est pourquoi il était resté encore, quand tout s’écroulait, et avait servi comme secrétaire dans le gouvernement Kérenski. Mais la vague révolutionnaire l’avait enfin jeté dans la fuite. Ce fut l’exil, Paris, une existence de chauffeur de taxi, puis d’agent d’une compagnie pétrolière dans l’Ouest. Quand la deuxième guerre mondiale éclata, il fallut fuir encore, jusqu’aux bois de Douvaine mouillés d’automne où Boris Mouravieff et sa femme, la gracieuse Larissa, naguère danseuse-étoile de l’Opéra de Saint-Pétesbourg, se glissèrent de fossés en fourrés vers la frontière suisse, vers Genève.
C’était un mathématicien émérite. Le traité de mathématique qu’il composa quand il était encore étudiant fut longtemps en usage dans les lycées tsaristes, puis soviétiques.
Il fut historien, avant d’être écrivain philosophe. Une part de son œuvre — et de ses pensées certainement quotidiennes — furent consacrées à Pierre-le-Grand qu’il vénérait comme l’un des plus hauts génies que le monde ait connu. Il en parlait comme d’un ami et son vif regard bleu porcelaine s’embuait alors de rêve et d’émotion. A quelques mots rares et couverts je compris qu’il se tenait en liaison directe et mystérieuse avec lui à travers le temps et l’histoire, et qu’ils étaient du même sang.
Son allure eut invariablement la stricte élégance particulière aux officiers de marine. Mais c’était autre chose.
De taille médiocre mais fortement bâti, le crâne poli, la fine moustache en brosse, il vivait en revivant d’autres vies dont lui venaient, disait-il, des souvenirs qu’il n’avait pas vécus. Il pensait d’ailleurs que tout être humain est une somme de vies dont il est responsable pour les transmettre, et que plus il en a conscience, plus est pur et fécond ce qu’il donne au monde. Il me disait aussi qu’une vie, en moi, avait sûrement vécu dans les plaines et les forêts des grands fleuves, entre Oural et Volga, et que si, un jour, je pouvais y aller, je m’y trouverais dans une patrie. Certains lieux d’Asie-Mineure avaient eu pour lui, quand il était derviche, la même révélation , jusqu’aux sentiers qu’il retrouvait, ne les ayant jamais foulés, et jusqu’à être sûr qu’au-delà de telle colline de sable, il y avait une source. Il marchait ainsi les yeux ouverts dans l’invisible.
J’entends encore sa voix précise, presque blanche, ou bien tenue dans un ton bas, monocorde, mais où tremblait parfois une soudaine tendresse, comme un rais de soleil vagabond aussitôt repris que lâché par des nuées sombres. Cette voix qui me disait comme on donne une clef : « Vous ne comprendrez rien aux Russes si vous ne comprenez pas que nous sommes des Orientaux ».
Figure familière de la bibliothèque, lecteur assidu, parfaitement orienté dans ses fonds russes comme dans les fonds analogues des autres bibliothèques suisses et étrangères, dont il tenta de créer un catalogue collectif, il recueillait les données nécessaires à ses travaux d’historien. Il ne donnait jamais, dans ses livres et documents, le spectacle fréquemment offert par ceux qui poursuivent des travaux de cet ordre en nageant à grand ahan dans leur pâte épaisse de papiers, produisant d’abord une écume de griffonnages, de notes en mille feuillets, qu’ils suent à collationner. Un petit cahier noir, un portefeuille serrant quelques dossiers ordonnés comme des théorèmes, une liste de questions à résoudre, suffisaient à mouvoir Boris Mouravieff dans un monde d’idées avec la simplicité d’un navire bien orienté sous le vent. Peu à peu, « Gnôsis » l’absorba tout entier. Encore le mot n’est-il pas tout à fait juste. Car il ne donnait jamais l’impression d’être absorbé par et dans quoi que ce fût. Détaché de ce qu’il faisait pour mieux en maîtriser l’exécution. Je le voyais toujours, dans l’obscurité pleine d’étincelles où l’âme humaine émerge lentement de sa boue originelle, comme je l’imaginais dans la nuit d’un détroit des îles, immobile, attentif, récepteur des signaux que lui envoyaient la mer, les courants, les écueils et les vents, et donnant au moment voulu, par un chiffre bref de sa voix claire, l’angle que le timonier donnait aussitôt à la barre pour que le croiseur fît bonne route.
Il est mort trop tôt. Mais je demeure persuadé que ce fut à l’heure qu’il avait choisie, ou reconnue comme la sienne. Il avait reçu le signal d’avoir à quitter une ascèse qui devait, dès lors, se poursuivre dans une autre vie. Et voilà que je parle comme lui. »